Stations   gauche
par Stéphane Doré




A première vue l’appariement de ces deux œuvres semble plus tenir de la rencontre entre deux artistes qui engagent des conversations autour de la peinture, que de leur œuvre. Néanmoins, si les différences formelles de leur travaux sont évidentes, tous les deux questionnent le devenir de la peinture et de son enjeu.          
En allant de l’une à l’autre, nous évoquerons plus ce qui les rend voisines que ce qui les spécifie.
Si le sujet de la peinture a été l’objet de débats sans fin dans la peinture issue de l’humanisme renaissant, nous savons qu’avec la fin de la représentation, son absence puis son abandon, conduit à l’inscrire dans la réalité d’une clôture tautologique. La peinture est devenue son propre sujet en se définissant soit par la géométrie, soit par le geste, soit par la procédure qui la constitue. Un simple geste, le plus spontané possible, les yeux fermés ou avec la queue d’un âne, se réduit à n’être que ce qu’il est. La conséquence de cette réduction opère le retournement du geste sur lui-même, radical, certes, mais clos sur sa définition. Cette tentative d’épure de l’origine de la peinture, pour fascinante qu’elle soit, porte en soi sa limite et conduit soit à sublimer le geste soit son créateur, c’est à réduire le contexte de la peinture à sa valorisation expressive. Pour échapper à cette situation, d’autres peintres ont privilégié le processus de la peinture comme une fin en soi, comme la présentation de la peau que forme la peinture séchée dans un pot. De nouveau, la peinture se clôt sur ce qui la définit, sa matérialité. D’autres ont recherché à inscrire le peindre dans le contexte de son histoire. Mais ramener la peinture à un seul point de vue, conduit inévitablement à une clôture narrative. Il convient donc de déporter la peinture hors de son champ autonome, pour assumer la complexité de sa tradition et les décisions de celui qui la fait. Sur ce dernier point, deux écueils sont à éviter : l’expression, dont on sait, qu’elle agit comme une liaison directe avec l’état de leur auteur, qu’elle est totalement inopérante dans nos sociétés médiatisées, et le collage, qui peut faire croire que l’addition de réalités fragmentées, conduit à une image du réel.
Pour assumer ces complexités, la peinture doit intégrer le rapport média entre elle et son contexte et mettre en place des procédures qui nettoient le chemin qui conduit à la lucidité de la décision. Les deux peintures procèdent ainsi, certes différemment, mais participent, dans ce sens, d’un même esprit.
 
Mick Finch procède par perturbation. Il met en œuvre des éléments repérables et signifiants par rapport à l’histoire de l’art, le camouflage (Warhol), la tache (Hugo, Cozens), le report d’un squelette, le dripping (Pollock), puis les brouille, soit en les superposant, soit en les confrontant de façon inattendue. Ainsi, à aucun moment, ils ne peuvent s’identifier dans la peinture alors qu’ils sont sur-identifiés à l’extérieur. Il va les choisir par rapport à leur importance dans l’histoire de la peinture ou dans notre société, tels la grille, le camouflage, l’image de Mickey, ou dans son histoire personnelle (lors qu’il a été frappé dans le hall de la Waterloo Station de Londres par l’affiche publicitaire représentant la prunelle grossie de Mickey). Puis, il construit sa peinture autour de deux processus, la dénaturation de ces éléments médiats qui restent inscrits dans la réalité présente et l’ambivalence de leur image pour l’investir de notre questionnement critique, de notre position par rapport à cette réalité. Cette dénaturation des éléments s’opère par la perturbation de leur contexte. Dissociés de ce qui les active, ils deviennent de simples données, des points de départ de son travail, mais ils conservent leur sens. Ils sont dé-activés. L’ambivalence de leur image crée un vide, qui provoque une sorte d’attente, de doute, voire de déception. Elle dévoile leurs contenus, les expose à la critique. Le regardeur s’en trouve démuni, nu face au tableau et pour une fois, échappe à la tyrannie de l’image et de sa consommation. L’enjeu est grand, comme le dit Tristan Trémeau, puisqu’il s’agit rien moins d’être lucide.
Les tableaux de la série « Treillis » à celle plus récente, procède de ce dispositif. Le motif du camouflage utilisé dans la série « Treillis » comme un fond de papier peint sur lequel s’inscrivent des « drippings », obtenus en tournant le tableau dans différents sens, démontre combien ces éléments, sans perdre leur pouvoir d’identification à l’extérieur du tableau, voient leur contexte perturbé à l’intérieur. Tous peuvent lire, se lancer dans des analyses, échafauder des hypothèses, bien évidemment, sans objet, puisque la peinture vise à révéler le manque. Ce dispositif  anti-inflationniste coupe court aux lectures à n(dégré), à celle de l’image sur l’image, à ce jeu de saute-mouton qui ne sait plus quand il a commencé. Certes, les éléments utilisés dans cette série convoquent, principalement, l’histoire moderne de la peinture, alors que, dans la plus récente, Mick Finch, quand il oppose un squelette fossile et une tache, crée un vide sous nos pieds qui devient abyssal. L’abandon de la couleur le renforce. De la tache ou du squelette, lequel est le plus ancien? Qui sommes nous ? Celui qui regarde le tableau se trouve suspendu aux sens qu’il accorde au tableau. Le dialogue alors s’engage avec la peinture, comme si le poids de l’histoire, des analyses était, momentanément, mis en veille.
 
 
 
Chez Olivier Gourvil, la peinture s’origine dans les  « dessins de dérives », dont il nous dit « qu’ils fonctionnent pas variation, improvisation, recouvrement, croisement… » (1)  Cette manipulation des dessins, si variée provoque un décalage entre ce qui est à l’origine du tableau et ce qui va apparaître sur le tableau, sans pour autant nier le contexte qui a fait naître les dessins. Comme chez Mick Finch, la présence latente et permanente de ce qui origine le tableau comme simple donnée de départ, permet au tableau d’être. Les dessins de dérives imprègnent la forme, les lignes et les couleurs du tableau. Jamais il n’y a report intégral du dessin sur le tableau. Du décalage naît l’ambivalence non pas tant de la forme, que de ce qui la définit. Le spectateur ne peut saisir de la forme que ce qu’il a envie d’en vivre. La liberté et la joyeuseté de cette peinture tient à cette possibilité qu’elle offre au spectateur de jouer avec elle.
 
Ainsi du sujet dénaturé ou décalé naît une ambivalence qui maintient sa présence, tout en l’extériorisant de la peinture.Il devient un possible et en cela modifie le rapport entre le tableau et le spectateur, qui ne peut pas s’y projeter, donc l’interpréter, mais peut le manipuler, jouer avec lui, s’interroger sur lui…Nous sommes très éloignés d’une relation spéculaire entre le spectateur et le tableau ou de consommation relationnelle. Je la qualifierais plutôt d’osmotique. Le tableau devient une surface d’échanges. Dès lors, l’opposition abstraction/ figuration devient sans objet, puisque ces peintures sont avant tout des « stations » du sujet ; lieu membrane qui ne s’intéresse pas à la formulation du sujet mais à son activation par la peinture. La peinture de Mick Finch, peut aussi bien manipuler des éléments abstraits ou figuratifs, car ils ne forment que le décor d’une scène inoccupée par la peinture, mais faite pour qu’elle s’y joue. Philip Armstrong dit de l’œuvre qu’ « elle n’est pas une simple accumulation de signes mais le témoin d’une absence, condition même de leur existence en tant que « tableau ». Parallèlement, ce qui « manque » dans cette série de tableaux, est moins une absence que l’observateur comble par les reconnaissances et les identifications du gestaltisme que la désignation, par ce manque, d’une incomplétude plus « essentielle » de l’œuvre ».(2) Olivier Gourvil peut aussi bien jouer des lignes, des pleins, des couleurs que des formes puisque l’enjeu n’est pas leur agencement mais leur éventualité. Majorie Welish écrit « Il ressort de sa méthode de travail qu’il transfère les lignes des dessins en projetant celles-ci sur la toile et en les peignant à l’acrylique, le reste étant masqué jusqu’à séchage complet. Si ce tracé des contours peut être considéré comme un index de contenus à venir, qui sera rempli bientôt ( mais pas immédiatement), nous devons adapter notre attente à ces contenus, à une signification «  à venir » ( comme on dit dans le jargon journalistique). Techniquement parlant, les tableaux, complétés à l’huile, comblent ces vides tout en les laissant dénués de substance. ».(3)
 
 
 
 
A cette notion de « station » s’attache celle de « série » dans la peinture de Mike Finch, qui n’est pas liée à une quelconque vérification, mais à une expérimentation, dont l’énergie s’éteint, pour renaître dans une autre série et celle « d’effet de boucle » dans la peinture d’Olivier Gourvil,.qui renouvelle son énergie par ce perpétuel aller et retour des dessins au tableau. Dans les deux cas, rien ne peut être saisi, tout se situe dans ce possible renouvelé et échangé.
 
            Cette incomplétude de l’œuvre(4), cette figure cachée (5) que poursuit la peinture, font des tableaux des « stations », des moments dans l’espace et le temps où se partagent nos existences. Car ces deux artistes parlent de l’humain, d’une forme de résistance à réaffirmer son existence. L’enjeu est complexe dans un monde où sa définition est improbable. La peinture, qui porte son héritage, en  est encore l’un des champs d’investigation et de questionnement. Et, la question du sujet qui semblait épuisée, mériterait d’être ré-interrogée, comme ces deux peintres nous y invitent.
 
 
 
                                                                                                                      S.D
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Notes
 
 
 
 
 
(1)  Olivier Gourvil catalogue d’exposition au Quartier, Quimper, Ecole supérieure des beaux-arts de Marseille, Artothèque de Caen, 2003-2004, Edition le Quartier, Quimper. Olivier Gourvil Notes sur les dessins. p.45
(2)  Mike Finch « plus près que vous ne le croyiez » tableaux :1997-1998 Galerie Art & Patrimoine, Paris, 1998. Philip Armstrong « A l’image de la peinture » p.22
(3)  Olivier Gourvil catalogue d’exposition au Quartier, Quimper, Ecole supérieure des beaux-arts de Marseille, Artothèque de Caen, 2003-2004, Edition le Quartier, Quimper.
Majorie Welish Zigzag : l’art d’Olivier Gourvil  p.9
(4)  Idem (2) p.22
(5)  Idem (1) p.45