Article dans le catalogue de l'exposition
'closer than you think 2', 
Galerie le Carré, Lille, 1998.

Un des grands sujets de la peinture a semble-t-il toujours été de parvenir à proposer au regard une unité du visible, sans doute parce que celui-ci ne se laisse pas saisir d'un coup et se rétracte autant qu'il se donne. La série N17 (1993-94) de Mick Finch soulignait, par ses tentatives de synthèse de données visuelles éparses et contradictoires, ce désir en butte à l'impossibilité d'une globalisation. Impossibilité du fait de déplacements (voyages répétés en train de Senlis à Paris) qui émiettent la vision, la nimbent d'un flou artistique - pittoresque, malgré l'absence de cette qualité dans la zone péri-urbaine concernée -, et repoussent sans cesse les limites d'un lieu. Soit le voyage comme mise à l'épreuve de l'espace par le temps et le déplacement panoramique, comme mise à l'épreuve, aussi, de l'unité tant désirée. Par ce sujet, Mick Finch s'inscrit volontairement dans une tradition, celle du paysage, dont nous savons qu'elle est, si ce n'est typiquement, en tout cas fortement ancrée dans l'art et le domaine visuel anglais (Reynolds, Constable, Turner, Henry Moore, Richard Long). Nous touchons là à une des "raisons" du travail de peintre de Finch, une mise en abîme critique de la tradition (peindre est un métier qu'il a appris et enseigne), ainsi que de certains supposés et critères esthétiques, théoriques et idéologiques qui fondent et anticipent nos modes de pensée et d'appréhension du réel, de sa présentation et de sa représentation.

conjurer

La dernière série de tableaux de Finch, intitulée Closer Than You Think, se propose au premier abord comme une curieuse articulation d'éléments iconographiques somme toute assez pop (pochoirs ou morceaux de contours de la tête de Mickey Mouse), de motifs virant à l'abstraction (le camouflage) ou de flots de peinture maculant la surface en évoquant un brouillage de l'image. En fonction des stratégies mises en œuvre pour chaque tableau et du plus ou moins grand tressage des éléments en présence, soit la figure du pochoir se noie dans le maillage coloré du plan, soit le camouflage joue un rôle de repoussoir informe en révélant la présence de la souris. "Plus Près Que Vous Ne Le Croyiez" (Closer Than You Think), ce titre instille un sentiment à la fois de proximité magique, invue et insoupçonnée chez le regardeur - un motif à déloger des yeux, si peu noble que l'on a du mal à l'imaginer présent, noyé dans une surface treillée a priori abstraite - et de crainte (de quel type de proximité est-il question ? Nous veut-on du bien ?). Tout se passe comme s'il fallait conjurer un péril en évitant l'insistance d'un motif si familier et connoté. L'on devine que la présence du toon n'a rien d'une boutade, d'un simple emprunt sentimental et kitsch, que notre reconnaissance aisée et rapide de la bébête de Disney n'a rien de fortuit et qu'elle demande à être analysée. Il s'agirait ainsi d'une critique sur le mode allégorique et, pour partie, ironique, de nos modes et accoutumances de perception.

contexte

Cette hypothèse demande à être vérifiée en prenant appui sur ce qui fait contexte idéologique, aujourd'hui, en raison d'un discours quasi commun sur l'art. Si, pour l'écrivain Louis Calaferte, "l'art contemporain a pour suprême désinvolture de se séparer", alors il faut bien admettre qu'apparemment ce temps est révolu. L'art contemporain qui nous est donné à apprécier aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec cet art contemporain - art de la séparation et du sublime détachement, du néo-plasticisme à l'expressionnisme abstrait - qui semblait réjouir Calaferte. À entendre les discours majoritairement présents et diffusés, l'art n'aurait plus qu'à établir des stratégies d'approche et de mises en relation avec le public dans le but de restaurer un lien et un pacte perdus. Il n'est pas besoin ici d'évoquer l'idéologie interactive et communicationnelle, même si, comme nous le devinons, elle se trouve en point de mire de la peinture hautement critique de Mick Finch. La série Closer Than You Think est avant tout une critique du minimalisme et de ce qui, dans le minimalisme, peut apparaître comme un premier pas vers la rhétorique relationnelle.

soupçon

En fait, il s'agit avant tout d'un soupçon vis-à-vis de la Gestalttheorie, prônée comme méthode de travail par Robert Morris. Qu'est-ce à dire ? Que l'œuvre doit se donner dans une complétude indivisible, inarticulée ; présence au monde sur un socle phénoménologique assurant un mode de perception public et impersonnel. Tout un chacun mis en relation avec un objet réalisé selon les principes psychologiques de la Gestalt - identification immédiate de la forme présentée ou du tout selon une de ses parties visibles - se trouve confronté à une somme d'implicites. Cette méthode d'approche du regardeur procède par induction de virtualités contenues dans l'œuvre qu'il ne reste plus qu'à nommer. En chargeant un peu le tableau, on peut avancer qu'une telle pratique n'a de cesse que de réaliser un programme idéologique, en même temps qu'esthétique, de réhabilitation des notions d'identification et de reconnaissance. Là est d'ailleurs la grande force de la Gestalt qui, selon Morris, est une "forme constante, connue", qui n'appelle pas à contestation interprétative. La Gestalt est impérieuse puisqu'elle empêche tout écart d'entendement. 

Gestalt

Un jour, Mick Finch découvrit dans le hall de la Waterloo Station de Londres, au débouché des lignes de l'Eurostar, une publicité représentant en gros plan la prunelle - expressive comme toute prunelle - de Mickey Mouse. L'identification fut immédiate malgré la seule présence d'un détail du toon. Ce procédé, très répandu et efficace dans la publicité (un fragment des arabesques des lettres composant le sigle Coca Cola, les cercles concentriques de Lucky Strike, un pétale de rose du parti socialiste...), est somme toute issu de la Gestalttheorie. Il en va donc d'un pouvoir certain de telles pratiques sur nos modes de perception, assujettis que nous sommes à des signes, à des images symboliques et culturelles structurant notre imaginaire et notre rapport au réel. Walt Disney joue d'ailleurs sans vergogne de ces procédés malins en soulignant d'un slogan son appétit de faire accroire en une totalité impersonnelle des désirs: "The Magic Is Closer Than You Think" (entendez: Eurodisney c'est à deux pas par l'Eurostar) était-il écrit aux côtés de la prunelle - Gestalt. 

commerce

En s'appropriant ce motif de Mickey, Finch a réalisé depuis deux ans un ensemble de tableaux mettant en abîme à la fois la dimension iconique du toon et, plus encore, la théorie de l'unité formelle et visuelle selon Robert Morris. D'une certaine manière, Finch pointe du doigt l'endroit même où le bât blesse dans le minimalisme : le désir de mise en relation publique et impersonnelle passe par l'emploi d'une méthode totalitaire puisque totalisante (identification du tout par une de ses parties hautement significative) et par l'usage de signes de reconnaissance (préexistence virtuelle d'une relation possible). Certes, Morris n'est pas Walt Disney et ses colonnes à dimension humaine n'ont rien de Mickey, mais une même intention critiquable y est à l'œuvre. Critiquable, puisqu'elle instaure l'idée d'un commerce indifférencié des signes, des objets et des images, ce commerce étant de surcroît subordonné à une structure visuelle globalisante qui consacre nos façons habituelles de voir.

allégorie

La peinture actuelle de Mick Finch est donc une réplique critique au minimalisme, non du point de vue d'une esthétique particulière (un chaleureux expressionnisme qui s'opposerait à la supposée froideur stylistique du minimalisme), mais politique et anti-idéologique. Cependant, la procédure même de ses tableaux rend également compte de cette démarche. Elle induit l'idée une multiplicité agissant au sein du plan, en usant de méthodes de camouflage et de brouillage, comme une allégorie guerrière d'un conflit de données contradictoires et hétérogènes. S'il peut être question ici d'allégorie, cette notion n'a plus le caractère de vanité présent dans l'allégorisme du pop art warholien (les effigies meurent aussi) ou de l'entropie smithsonienne (métaphore de la faillite du système). Les tableaux allégoriques de Finch le sont au titre d'une critique dans l'abîme du plan des procédés et de la croyance en l'unité indivisible et impersonnelle des signes et des regards. 

Comme d'autres artistes depuis le pop art, Mick Finch ne peut se résoudre à se lover dans un rassurant discours "peinture-peinture" prônant un sublime retrait. Sa peinture est peinture et critique de la peinture et critique de l'histoire de la peinture et critique du discours sur la peinture, étant entendu que ces critiques n'ont de sens aussi qu'à envisager, au-delà de la spécificité du médium, l'ensemble des discours esthétiques, théoriques et idéologiques sur l'art. L'enjeu est grand, puisqu'il s'agit rien moins que d'être lucide. 

Tristan Trémeau